Extraits

Marquée au Fer – Introduction

Les premières lignes de Marquée au Fer ont toute une histoire. Je vous la conterais prochainement dans mon Podcast « Parlons BDSM ». En attendant, je vous propose de les découvrir ici, en version audio ou écrite.

Marquée au Fer – Eva Delambre

« Je ne crie pas, et pourtant, c’est comme si jamais je n’avais poussé tel hurlement. Le cri d’une bête à l’agonie. Le cri de celle qui croit mourir. Un cri sans élégance ni classe, juste un cri de douleur. Puissante et indicible douleur. Mais je ne crie pas. Aucun son ne sort de ma bouche. C’est à l’intérieur que mon hurlement se diffuse. Tout en moi se contracte et se tord de douleur. Tout en moi hurle et se crispe. Personne ne peut le voir, personne ne peut imaginer ce que je ressens et ce que j’endure. Ça émane de moi fébrilement, comme un léger frissonnement. Lui seul sait. Lui seul peut me comprendre et me deviner, il me ressent. Il touche ma peau et sait. Il croise mes yeux et sait. Il perçoit mon souffle et sait.

Le fer n’est plus en contact avec ma peau, et pourtant la douleur semble s’intensifier, elle se diffuse, elle irradie et étend son territoire comme si elle voulait m’englober toute entière. Je la sens courir dans mon cou et pénétrer ma chair en profondeur. La brûlure se propage comme un feu de forêt, elle ne se contente pas de la partie touchée par le fer, elle grandit, elle me dévore comme un animal affamé. J’ai l’impression d’une mâchoire d’acier qui se referme sur ma nuque, l’impression de sentir son souffle brûlant entre ses crocs pointus qui continuent de meurtrir ma peau.

C’est une douleur comme je n’en ai jamais connu. Pas forcément dans son intensité, mais dans ce qu’elle m’apporte, dans ce qu’elle dégage. Les douleurs sont toutes différentes, j’aime les analyser, les comprendre. Avant, je ne les reconnaissais pas toujours, mais je les découvrais par la suite. D’autres fois, elles restaient un mystère, lorsque je gardais les yeux bandés, longtemps après les avoir ressenties. Elles se mêlaient alors aux autres, indistinctes.

Il m’arrivait aussi de retrouver une trace sur ma peau, une marque différente des autres, une marque qui ne ressemblait ni aux fouets, ni à ce qu’il utilisait en général. Et puis peu à peu, j’ai commencé à les reconnaître. J’ai appris. Je n’ai plus besoin de voir pour savoir. Il faut dire aussi que je le connais par cœur. Il est devenu moins fréquent qu’il me surprenne. Selon la situation et son humeur, je devine souvent à quoi il veut me contraindre et avec quoi il veut me faire mal.

Aujourd’hui, la morsure du fer, je savais qu’elle aurait ce goût d’inédit. C’est cette ignorance qui m’a fait l’affronter dignement, même à l’intérieur. J’ai appris depuis longtemps à ne pas manifester ma peur ou ma souffrance, surtout en public, mais en moi, je ne peux m’empêcher de trembler et de crier. Lorsque j’ignore à quoi m’attendre, je parviens à me contrôler. C’est quand je sais que c’est difficile. Quand je sais, il n’y a pas d’échappatoire, juste le souvenir de la souffrance, juste l’image de ce qu’elle représente, de ce qui m’attend. Je ne peux pas me mentir, je ne peux pas tenter de me convaincre que ce sera facile ou

supportable. Le fer, je savais qu’il me ferait mal. Mais j’ignorais comment, de quelle façon et avec quelle intensité. Chaque instrument engendre une douleur qui lui est propre, c’est pour ça que je sais les différencier maintenant. Ceux qui n’ont jamais mal pensent cer- tainement qu’un coup de fouet et un coup de ceinture se ressemblent, que l’un fait peut-être plus mal que l’autre, mais de la même façon. Pourtant, non. Et même les fouets, entre eux, ne font pas mal de la même manière. Alors comparer la badine au martinet, ou le paddle à la cravache n’a aucun sens. Comment alors me représenter le fer ? Loin, très loin, je le savais, de la douceur de la cire de bougie.

Je ne suis pas en mesure d’analyser les choses, je suis dans mon juste après, alors que mon corps est parvenu à atténuer mes sensations. J’ai l’impression d’un second souffle, la mâchoire d’acier à l’haleine brûlante est toujours accrochée à ma nuque, mais elle ne serre plus avec force, elle ne fait que me maintenir, elle est juste là, omniprésente. Elle me rappelle ce qui s’est passé, que je suis marquée dans ma chair, dans mon corps. Dans mon âme, aussi. Le silence autour de moi me semble total et pesant.

Pourtant, je sais qu’il y a du monde. Je sais que les gens sont venus nombreux, respectueusement, assister à mon marquage, à mon offrande. Pourtant, je n’entends rien. Ils chuchotaient tout à l’heure, il y avait des murmures qui me parvenaient, indistinctement, mêlés à ces chants moyenâgeux semblant venir d’outre-tombe. Les chants me parviennent toujours, ils paraissent toujours venir de loin. Je reprends mes esprits doucement. J’ai la sensation d’être au fond d’une crypte, offerte en sacrifice sur un autel. Je ressens au plus profond de moi le don que je viens de faire, le sens de mon geste et de mon abandon. Plus rien ne sera comme avant.

Je sens sa main parcourir mon dos. Elle me semble chaude, presque brûlante contre ma peau qui, par contraste, me paraît aussi froide que si j’étais morte. Je suis toujours immobile, liée. Depuis une éternité, depuis une poignée de secondes. J’ai depuis longtemps perdu la notion du temps. J’ai perdu la notion de tout. Ne reste que lui. Lui qui me possède désormais comme aucun autre, et moi qui lui appartiens plus qu’aucune autre. Notre lien sacré est scellé par ce symbole gravé par le fer et le feu derrière ma nuque, là où il referme le collier qui m’emprisonne si souvent à lui.

On s’approche de moi pour défaire mes liens. Je suis comme absente de ma propre libération. Les émotions et l’intensité psychologique de l’instant sont presque plus fortes et plus troublantes que la douleur qui peu à peu s’amoindrit. Personne ne parle, si bien que l’instant semble grave et solennel. L’ambiance est comme je l’avais voulue et espérée, quasi mystique, comme une messe noire, un rite interdit. Dehors, je sais que la tempête fait rage, j’adore sentir que les éléments se déchaînent, c’est électrisant et excitant. Je regrette- rais presque de ne pas avoir vécu cette cérémonie sous l’orage, au milieu des éclairs et du tonnerre, ça aurait été grandiose.

Mais j’aime ce lieu, ce donjon qui m’a vu naître et où j’ai tout appris. Il est mon berceau et ma geôle, le lieu de tous les vices, de tous les plaisirs et de toutes les perversions. Le lieu de toutes mes souffrances, le réceptacle de mes larmes et de mon sang, de mes cris de douleur comme de plaisir, le témoin silencieux de mon abnégation, de ces années de dressage, de soumission et d’apprentissage, témoin de ses colères, de mes impertinences, de mes fautes, de mes punitions, et de mes pardons. Il est si lié à moi, à nous, comment aurait-il pu ne pas être également celui qui nous verrait nous unir ainsi, par le feu.

Je suis libérée de mes entraves, je sais que je porte la trace des cordes de chanvre incrustée dans ma peau, partout où elles emprisonnaient mon corps. J’essaye de me redresser, il me soutient. Nos regards se croisent. Ses yeux. Des yeux couleur d’acier qui me font passer par tous les stades en un instant, selon ce qu’ils expriment. Il n’a plus besoin de parler désormais. Seul son regard me soumet et me dirige, il me réchauffe le cœur ou me tire les larmes, il me récompense ou m’accable. Cette fois, il est bienveillant. Rassurant. Je me sens faible, je n’ai plus aucune force, j’ai envie de me laisser aller, j’aurais même envie d’inconscience, de cette sensation si jouissive de perdre pied, et de m’abandonner au néant, dans une sorte de repos absolu.

Je me laisse doucement glisser au sol et il m’accompagne, tout en me soutenant. Je finis assise par terre, dans ses bras. Il ne me dit rien. Il a déjà tout dit. Les gens s’en vont discrètement, je les vois à peine. Je suis tellement loin d’eux, tellement loin de tout. Je le regarde encore une fois, je lui souris, presque timidement, comme pour sceller ce renouvellement. Je pose ma joue contre son torse, doucement, pour m’assurer qu’il me permet ce geste. Et alors que je le sens pleinement contre moi, lorsque ses bras se referment autour de mon corps encore tremblant de douleur et de froid, je me laisse aller à un intense sentiment de bien-être et de plénitude. Je suis bien. Je suis sienne.

Peu à peu, je me souviens de mes premiers instants, de mes premières fois, de notre rencontre, de tout ce qui a fait la richesse de notre relation, de notre lien. Peu à peu, seule contre lui, dans le silence et la pénombre, à la lueur de la multitude de bougies qui vacillent en rythme, bercées par les chants grégoriens, je me souviens de tout. De mes premiers pas. Il y a trois ans.

J’avais dix-sept ans. Je m’appelle Laura. »

marquée au fer roman bdsm eva delambre

1 commentaire

  1. Cette introduction de Marquée au Fer est l’une des plus belles que j’ai eu à lire. Il faut l’avoir vécu pour mettre autant de justesse dans les mots. On est avec Laura.
    Magnifique.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.